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Chroniques
Quatuor Tana
Elliott Carter et Philip Glass
20h, même salle, les Velasquez [lire notre chronique précédente] cèdent la place au Quatuor Tana dans une proposition alliant le dernier Quatuor d’Elliott Carter (le cinquième), et « Mishima », Quatuor n°3 de Philip Glass. Ici, pupitres et partitions sont remplacés par supports et iPad(s) dotés d’un système de suivi de partition, avec pédale de déclenchement au pied. Bien loin du gadget technologique, l’utilisation de tablettes numériques permet d’éviter tournes hasardeuses et bruits parasites de partitions froissés, ce qui est loin d’être négligeable avec des pièces si complexes. Une fois encore il faut se contenter d’une brochure-programme regroupant des informations purement biographiques et le détail des pièces interprétées. En laissant traîner nos oreilles dans le public (exercice que nous pratiquons régulièrement), nous sentons d’ailleurs une certaine perplexité face à si peu de contenu. Fort heureusement (après tout, c’est peut-être l’effet souhaité), les concerts (c’est particulièrement le cas dans les petites salles) sont introduits par les instrumentistes qui prennent à cœur cet acte de médiation. Le Quatuor n°5 de Carter est présenté comme une juxtaposition de fragments, sorte de « dialogue de sourds » transformé en quatuor, à l’image des premiers temps de répétition ou chacun évolue dans son monde sans se préoccuper de son environnement. Si caractéristique de la démarche du compositeur, cette écriture ciselée et interdépendante laisse apprécier tant les qualités de solistes que de chambristes.
Si, musicalement parlant, chaque instrument est « prisonnier » de son monde, ce principe d’écriture n’empêche guère nos quartettistes de communiquer. Nous avons affaire à un quatuor serein, rôdé, précis dont le son (ici individualisé) reste très équilibré, dense, sans forcer, y compris dans les dynamiques extrêmes [sur l’excellence des Tana, lire notre chronique du 6 décembre 2013]. Nous retiendrons également une magnifique section en harmoniques dans un son fort homogène, sans coupures et non parasité, et un travail du pizz’ (couverture d’un large registre) pianissimo avec accents dans lequel Carter renverse complètement les rapports instrumentaux. Peut-être est-ce par manque de pistes ou « clés d’écoutes », mais nous sentons le public assez perplexe dans la réception de cette pièce. Si l’accueil reste chaleureux, sans doute applaudit-on la performance instrumentale plus que la musique elle-même. Difficile d’accès, elle reste fragile et nécessite une attention de tous les instants pour se laisser entraîner et surprendre. Dans ce contexte, le moindre élément parasite (une toux appuyée, un spectateur qui se déplace, etc.) peut suffire pour détourner écoute et regard. Les conditions de diffusion de ce répertoire restent donc en questionnement.
Sans transition, nous glissons de la rupture cartérienne à une toute autre posture de la modernité américaine au travers du Quatuor n°3 de Philip Glass – le contraste est plus que saisissant. Cette écriture post-lyrico modale sur fond de minimalisme de la côte Ouest, aux antipodes du monde qu’on vient de quitter, semble tout autant convenir à notre jeune formation. Le premier mouvement, sûrement le plus postromantique, réexploite des formules usuelles d’accompagnement héritées du XIXe siècle, dans un matériau harmonique simplifié et exploité au maximum de ses possibilités. Pour autant, reconnaissons au compositeur un talent indéniable pour capter l’attention, de manière quasi hypnotique, dans la tension permanente de la répétition. Avec beaucoup d’efficacité et une ferveur peu commune, le Quatuor Tana parvient à nous tenir en haleine sur un répertoire pourtant loin de nous captiver. Belle leçon d’interprétation !
NM